Où je suis dans la matrice pédagogique

Pilule bleue ou pilule rouge ?

Il scrute à nouveau son document, un rapport de plusieurs pages annoté, bardé de points d’interrogation rouges, de mots encerclés. Quelque chose le chiffonne. L’évaluateur en costume sombre et lunettes de soleil cherche une information visiblement importante pour la suite de l’entretien. Assis en face de lui, je reste sur mes gardes. J’entends encore les menaces proférés au début de notre rendez-vous :
“Je vous précise Monsieur Grulet que cet échange s’effectuera dans un climat d’extrême bienveillance.”
Je ne suis pas dupe. A l’Education nationale comme ailleurs, la bienveillance est la pire des violences.

Le gominé garde ses lunettes sur le nez. Elles ne sont pourtant pas nécessaires. Cet entretien individuel qui s’effectue dans le cadre de l’évaluation de notre école se déroule dans la pénombre, une pièce aux stores semi-baissés, une salle de classe fermée il y a deux ans. Le rasé de près trouve enfin l’information qui lui manque. Il tourne le document vers moi, me montre les résultats de mes élèves aux dernières évaluations nationales.
On y voit des histogrammes synthétisant leurs compétences en lecture, des diagrammes en bâtons présentant le taux de réussite à l’exercice numéro 3, celui avec maman Castor et ses trois enfants. Au milieu de la page dégouline un camembert, permettant de comprendre qui de Donya ou Paul est parvenu à trouver le nombre exact de bananes dans le caddie. De son index à l’ongle parfaitement arrondie, l’évaluateur en Ray-Ban m’invite à observer en bas de page une courbe, dangereusement descendante.
“Vos scores en fluence sont en-deçà de la moyenne nationale. Comment expliquez-vous ce résultat, et comment pourriez-vous l’améliorer ?”

Comment en suis-je arrivé là ? Que s’est-il passé dans ma carrière, notre ministère, notre société pour avoir à justifier d’une baisse de résultats devant un cadre au costume Celio mal coupé. Oui, à l’Education nationale en ce moment, on se la raconte néolibéral mais on ne s’habille pas chez The Koople, on attend les soldes chez Celio. Que s’est-il passé pour que de la rue de Grenelle à la circonscription de Pimpin-les-Oies, la rampe montante ou descendante d’une courbe soit l’objet de toutes les attentions ?

Je ne suis plus enseignant. Je ne suis plus dans mon école. Je travaille dans un supermarché. Je suis un chef de rayon face à mon chef de département, ses éternelles lunettes noires, son sourire libéral, devant justifier auprès de lui mes piètres résultats, contraint de trouver des solutions pour augmenter mon chiffre de vente de bananes. Je ne suis plus prof, je suis chroniqueur économique sur LCI, celui qui analyse les fluctuations de la bourse. Je suis la cause et la victime de ma courbe de fluence en berne. Je suis asservi au grand tableur, cet outremangeur de camemberts et de courbes, celui qui digère mal les données jusqu’à éructer des décisions malheureuses. Je n’ai plus de libre arbitre, je suis dans la matrice pédagogique.

Mes résultats baissent, mon rendement pédagogique est au point mort, mon efficience est dans la zone rouge. Je tombe dans l’impuissance didactique. Je débande de la prospective et de la performance. Devant mon désarroi, l’antagoniste à monture noire me tend alors deux pilules, une bleue et une rouge.

La pilule bleue, m’explique-t-il, c’est du viagra pédagogique. C’est se conformer à la matrice, c’est se conformer au prescrit des guides fondamentaux du ministère, c’est faire de la fluence, c’est modéliser en barre, c’est lexicaliser en corolles, c’est faire ce qu’il faut faire parce c’est prescrit, à la mode, bien vu et attendu. Avant, j’étais prof, aujourd’hui je suis un ensemble de 1 et de 0 qui applique un process didactique. A intervalles réguliers, je me soumets au prescrit, je soumets mes élèves aux évaluations nationales. Leurs résultats sont enregistrés, avalés, synthétisés par la matrice. La pilule bleue, selon l’évaluateur, c’est le produit miracle pour faire remonter ma courbe, celle de mon école, de la circonscription, de l’académie. C’est permettre à la France de remonter en haut du classement, durcir sa position dans les études internationales. C’est balancer au visage des autres pays membres de l’OCDE notre savoir-faire en terme de productivité pédagogique et ainsi jouir de notre position dominante.

J’ai choisi une pilule, l’ai avalée sans une gorgée d’eau. Je suis retourné en classe, ai proposé aux enfants d’aller se faire une bonne partie de balle aux prisonniers à côté de l’école. Si la dictature de la courbe, l’injonction à la performance me fait perdre le sens de mon métier, je me sens à ma place, avec mes élèves, au milieu du terrain de sport. En chemin, au fond d’une poubelle, j’ai jeté la pilule bleue.

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