Où je ne perds pas mes moyens parce que je n’ai pas de moyens

Y’a plus de moyens.

Nous sommes le mardi 14 novembre 2023. Voici le récit de ma journée de classe. Une journée ordinaire, classique. Grise et pluvieuse également car je travaille dans le département des Ardennes. Une journée sans soleil et comme d’habitude, sans moyen.

J’arrive à l’école vers 7h30. Comme d’habitude, j’allume l’ordinateur de ma classe puis vais bavarder avec Nadine qui est à la fois agent d’entretien, animatrice à la cantine, surveillante de la cour pendant l’accueil périscolaire et accompagnatrice dans les ramassages scolaires. Il y a longtemps, ces fonctions étaient occupées par quatre personnes différentes, mais trois d’entre elles furent priées de rendre leur tablier, il n’y a plus de moyens.

07h35. Je fais mes photocopies. Un crissement dans la machine, un message d’erreur, les feuilles sont bloquées à l’intérieur. En panne. Ça devait arriver, le copieur donne depuis des mois des signes de faiblesses. Malheureusement, nous ne pouvons pas en acheter une autre. Il n’y a plus de moyens.

07h45. Sans photocopies, je dois changer mes plans. Mes élèves de CE1 vont devoir se débrouiller seuls avec un texte de lecture projeté sur le tableau numérique de la classe pendant que je travaille avec mes élèves de CP. Des années durant, j’avais seulement des élèves de CE1. Désormais j’ai deux niveaux. Régulièrement, nous avons des suppressions de postes dans l’école. Il n’y a plus de moyens.

07h47. Je démarre le logiciel pour copier et coller le texte de lecture des CE1. Démarrer un logiciel, copier puis coller dix phrases : c’est beaucoup trop pour l’ordinateur qui plante aussitôt. Écran bleu. Dans la précipitation matinale, j’avais oublié que le PC de la classe plante toutes les 5 minutes. Impossible de l’utiliser. J’en ai demandé un nouveau à la mairie. C’était il y a 4 ans. Je vais devoir attendre encore 4 ans. Il n’y a plus de moyens.

09h32. Ma collègue Jacqueline vient me demander si je peux lui prêter un blister de Patafix. Malheureusement, je n’en n’ai plus. Je lui réponds : “En catchana baby tu dead ça. Y’a pas moyen Jaja”.

10h42. Les enfants rentrent de récréation trempés. Normal, la cour est un gruyère de béton, une grande surface pleine de trous remplis d’eau. Depuis des années, on demande une rénovation de la cour. “N’insistez pas, il n’y a plus de moyens” a encore répété le premier adjoint le jour de l’inauguration du nouveau gymnase de la commune.

13h10. Avant l’arrivée des enfants, je gonfle le Kin-Ball, cet énorme ballon géant que nous utiliserons en sport après la récréation de l’après-midi. Tout fonctionne parfaitement. Je retrouve le sourire.

14:20. En anglais, nous préparons une carte à offrir aux parents. Il y a très longtemps, une collègue spécialisée venait enseigner l’anglais aux enfants mais son poste a été supprimé parce qu’il n’y a plus de moyens. Damned, je n’ai pas acheté assez de cartes. Je dois retourner chez Action ce soir. Comme hier, je paierai tout de ma poche parce que les caisses de l’école sont vides.  Il n’y a plus de moyens. Mais j’y pense : poste de prof d’anglais supprimé + cartes achetées avec mon argent perso : combo !

15:40. Début de la séance d’E.P.S. Les élèves s’assoient dans le hall de l’école. Je vais chercher le Kin-ball. Impossible de le trouver. Je l’avais pourtant placé à côté du couloir de l’entrée. Je me baisse. Il est là. Au sol, dégonflé, ratatiné. Visiblement, la baudruche est percée. Nous ne pourrons pas l’utiliser et nous ne pourrons pas acheter un autre Kin-Ball cette année. Il n’y a plus de moyens.

Alors, à 15:45. Nous pratiquons le sport du pauvre, le sport des écoles sans le sous. A côté de la baudruche ratatinée, dans un hall mal éclairé parce que les néons grillés ne sont pas remplacés faute de moyens, nous jouons à la balle aux prisonniers.

Nation olympique, la France se gargarise d’activités physiques quotidiennes, de moyens donnés à l’école, d’exigence des savoirs. Pourtant, ma classe, c’est ce kinball. Mon école, c’est ce ballon. Elle est crevée, dégonflée, ruinée. Et ça, y’a pas moyen.

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