Où je fais l’anatomie d’une chute sur mon cul

Journal de mon confinement.

Jeudi 14 septembre
Je rentre à 19 heures d’une réunion à l’école avec les parents. Pressé, je porte mon cartable dans une main et tiens dans l’autre une pile de fichiers de mathématiques. Je dois vite corriger avant d’aller terminer un article pour demain. La chaise censée m’accueillir recule au moment où je m’assois. Je m’écrase sur le sol, les fesses en premier puis ma tête qui fait un détour sur le tiroir ouvert du buffet juste derrière moi. Je me réveille recouvert de fichiers de mathématiques, des étoiles au-dessus de la tête. Cédric Villani appelle ça une constellation mathématique.

Vendredi 15 septembre
Impossible d’aller travailler. Mon médecin diagnostique une entorse du genou. Un arrêt de travail et une attelle me confinent à la maison. Elle est horrible cette attelle. Elle m’enlève de la liberté, m’empêche d’agir comme je le souhaite, impose ses contraintes. Elle pourrait faire une très bonne ministre de l’Education nationale.

Samedi 16 septembre
C’est le grand défi de la journée : enfiler mon slip. Impossible de plier le genou gauche, ni de lever la jambe. Je me plie, me contorsionne, tente de lancer mon boxer vers mon pied comme on jette un anneau sur sa cible. Il y a des signes qui permettent de réaliser la médiocrité de son existence. Être sur le dos sur son lit, nu, les pattes relevées et les fesses en l’air à 6 heures du matin en est un. 

Dimanche 17 septembre
Mon voisin croisé sur le trottoir me demande si les journées ne sont pas trop longues. Il ajoute : “Pourtant, les profs, vous avez l’habitude de ne rien faire.” Je le frappe au visage avec ma béquille jusqu’à ce qu’il s’écroule sur le trottoir. Note pour plus tard : ne plus l’inviter à la traditionnelle fête des voisins. 

Lundi 18 septembre
J’ai perdu mon inspiration. Je n’ai plus d’idées d’article, même pas une petite vanne, même plus l’envie d’écrire. Pas de doute, je sombre dans les abysses de la dépression. Vite, je dois réagir, réactiver mes zygomatiques, retrouver ma bonne humeur légendaire et mon envie de rire. Il me faut un bon shoot de connerie. Un sketch de Florence Foresti ? Un vieux sketch des Nuls ? J’ai mieux. J’allume l’ordinateur, me connecte à Google Actu et lis les dernières déclarations de Gabriel Attal. Génial, il s’exprime sur la dangerosité des textes à trous. Ouf, je vais mieux. C’était moins une, merci mon ministre.

Mardi 19 septembre
Je pensais que rien en ce moment ne me faisait plus chier que la politique de l’Education nationale. C’était sans compter sur les anti-inflammatoires. Finalement, je pourrais aisément travailler rue de Grenelle, je sais passer la journée enfermé dans un cabinet.

Mercredi 20 septembre
Les longues minutes de ma journée sont des gouttes de larmes dans un océan de tristesse. En Facetime, je confie ma mélancolie à mon amie Valérie, également directrice de l’école où je travaille. Solidaire, réconfortante, chaleureuse, elle me dit :
J’ai ce qu’il te faut pour te remonter le moral. Je passe en début d’après-midi t’apporter les livrets d’évaluation. Tu pourras les saisir sur le portail, ça t’occupera.
40 ans d’amitié brisés.

Jeudi 21 septembre
La douleur ne me quitte pas. Je broie du noir, la dépression me guette. Triste, je regarde l’émission Quotidien avec Yann Barthès. Je ne comprends rien, je n’entends rien. Je somatise mes angoisses en perdant l’audition. Je monte le volume, mais rien n’y fait. Je comprends à peine ce que dit le chanteur sur la scène de l’émission. Hypersensible, je panique, j’hyperventile mais me rassure aussitôt quand je réalise que le type qui se dandine derrière son micro est Etienne Daho.

Vendredi 22 septembre
Je culpabilise d’être en arrêt maladie. J’ai envie de retourner à l’école, retrouver mes élèves et mes collègues. Ici, je deviens fou. Intellectuellement, je sens que je baisse. La douleur m’empêche de raisonner. Je me surprends à penser n’importe quoi, comme retrouver ma validité en échange d’une signature du pacte enseignant.

Samedi 23 septembre
Il y a des signes qui permettent de réaliser la médiocrité de son existence. Regarder Questions pour un champion en slip un samedi soir en est un.

Dimanche 24 septembre
Déjà 10 jours que je suis immobilisé, passant mes journée à m’empiffrer de gaufres devant Netflix. Nu devant le miroir de la salle de bain, je réalise combien j’ai grossi. Je ne suis qu’une grosse boule de poils et de graisse. La semaine dernière, je lisais à mes CP l’histoire de Bebert le gros ours. Aujourd’hui, je suis Bebert le gros ours.

Lundi 25 septembre
J’appelle l’inspection pour régler un détail administratif concernant mon arrêt maladie. Personne ne répond. Je réalise qu’il est déjà 15h45 : j’ai appelé trop tard.

Mardi 26 septembre
Je reprends le travail demain. Mon médecin m’a mis en garde sur mes trop longues journées de travail. Un burn out l’hiver dernier, une entorse du genou cette semaine, c’est selon lui le signe qu’il faut ralentir le rythme.
Vous m’écoutez Monsieur Grulet ? On arrête un peu les blagues sur internet et on pense à se reposer ?
Bien sûr, je lui réponds sans en penser un mot.

Comment arrêter ? Comment lui expliquer que depuis toutes ces années, même si la somme de travail est conséquente, c’est en écrivant avec Boualem « ces blagues sur internet » que je tiens. Le rire, c’est la meilleure des thérapies. Et finalement, ce qui se passe ici depuis 8 ans, c’est finalement une histoire de genou, du Je vers le Nous. Tout ce que l’on vit ensemble vaut bien une petite entorse.

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