Où je déclare mes frais et ma flamme
Seul face à la machine.
Maître-formateur, je me déplace régulièrement dans des écoles pour demander à de jeunes enseignants de faire ce que je ne fais plus depuis longtemps, genre préparer ses cours. Utilisant mon véhicule personnel, je déclare sur un fichier PDF vierge mes frais kilométriques. Sur ma dernière note de frais, j’ai indiqué un déplacement dans la Marne, département voisin du mien, où j’étais membre d’un jury. A réception de mon document, la secrétaire comptable qui se fait connaître sous le nom de ce.082219K m’indique par mail: “Monsieur Grulet, vous ne pouvez pas déclarer cette mission de participation à un jury dans votre état de frais mensuel. Vous devez le saisir dans l’application CHORUS. Bonne journée.”
6 lettres, toutes en majuscules. CHORUS. L’application de l’angoisse, le paroxysme de l’absurdité administrative sur ton écran. Sa page d’accueil n’a d’accueillante que le nom : des onglets partout, des cases à compléter qui dégoulinent, des formulaires à saisir à foison. Chorus veut tout savoir : ton lieu de départ, ton lieu d’arrivée, l’objet de ta mission, tes horaires, ce que t’a bouffé, ton groupe sanguin et le résultat des tes dernières analyses d’urine. Chorus, c’est ta mère quand tu es adolescent. Toi, tu rentres bourré à 4 heures du matin et elle, elle t’attend en bas de l’escalier : “C’est à cette heure-ci que tu rentres ? T’étais où ? Avec qui ? La rectrice ? ”
En fin d’après-midi, après le départ des élèves, je me connecte à Chorus. L’application refuse. Elle déclare ne pas me connaître, prétend n’avoir jamais entendu parler de moi. Je tente de la convaincre de mon existence administrative en renseignant, onglet après onglet, les informations demandées. Je la supplie de considérer mon matricule, d’accepter l’augure du numéro de ma carte grise. Je veille dans l’axe analytique à spécifier que ma noble mission relève bien du niveau académique et non départemental. Le soleil bientôt couché et j’espère moi aussi, je transfère la dernière pièce jointe justificative puis clique sur Valider. Bornée, l’application me balance au visage un message d’erreur aussi absurde qu’improbable : “Votre mission académique concerne-t-elle la foire de Châlons-en-Champagne ?”
Le lendemain, je décide d’écrire à ce.082219K. Il me faut savoir pourquoi Chorus m’associe à la foire de Chalon, majestueuse fête agricole et commerciale, 800 exposants parmi lesquels Confort moustiquaire et Varin Thermolaquage, petite restauration sur place et en point d’orgue le samedi soir, un concert de Patrick Sébastien.
Soucieuse des traditions qui veulent que toute relation au sein de l’Education nationale doit être empreinte de la plus totale inhumanité, la secrétaire ne me répond pas. Etonnant : ce.082219K était beaucoup plus enthousiaste il y a quelques semaines quand il s’agissait de me convaincre de participer à ce jury. Vexé, je décide de jouer le même jeu qu’elle. Je lui rends la monnaie de sa pièce en ne répondant pas à mon tour à sa non-réponse. Bien fait pour toi, prends ça dans ton clavier ce.082219K.
Sur Chorus, je retente ma chance. Je saisis à nouveau toutes les informations exigées. Je clique sur Valider. Nouveau message d’erreur : “Votre mission académique consiste-t-elle à chanter sur scène avec Herbert Léonard à la foire de Châlons ?”
J’ai besoin de ce.082219K. Elle seule saura me guider dans ce marasme électronique. Son silence est peut-être évocateur, son absence est peut-être un appel, sa manière à elle de me faire comprendre que je dois insister, qu’elle n’est pas insensible à mon lieu de résidence administratif, à mes ordres de mission, à mon taux de remboursement kilométrique. Prêt à lui déclarer ma flamme, je me rends à la Direction Académique, troisième étage bureau 308? Je glisse sous sa porte une enveloppe cachetée d’un cœur rose où j’ai écrit : Pour ce.082219K, espérant une réponse de ta part. Signé : ton matricule A979B4458BAF1.
Elle m’a ignoré, mis au ban, laissé en vu. Meurtri mais résolu à vaincre la machine, je retourne sur Chorus affronter la bête électronique. Je me moque des quelques euros de remboursement, je veux simplement prouver à l’homme ou à la machine que j’existe, que je ne suis pas qu’un numéro, que je suis un homme libre. Je reprends tout depuis le début, renseigne chaque case, clique sur Valider. Nouveau message d’erreur : “Souhaitez-vous profiter d’une promotion de 10% sur les pergolas à la foire de Chalons ?”
Seul devant mon ordinateur, je panique. En sueur, je me déconnecte, me reconnecte à Chorus et recommence la saisie puis valide mes réponses. La boîte de dialogue est plus large, couleur rouge sang. Son message : “Votre matricule A979B4458BAF1 est inconnu. Saisissez à nouveau votre numéro administratif”. Chorus refuse de m’identifier. ne sait pas qui je suis, ne comprend pas ce que je fais, me laisse seul avec mes doutes et mes incertitudes. Finalement, l’application Chorus, c’est comme l’Education nationale, elle ne reconnaît pas ses profs.
Je m’assois donc sur mes frais de déplacement. Je fais aussi le deuil d’une relation avec ce.082219K. Une chose est sûre. Quand l’année prochaine, elle m’appellera en plein milieu de l’hiver pour me demander de participer un jury : je ne prendrai ni ma voiture, ni mon vélo et elle, elle pourra toujours courir.
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