Où je conduis en état d’ébriété pédagogique

Une chronique avec une cascade dedans.

Mercredi midi, dans ma voiture, au feu rouge, je m’interroge. Ai-je en quantité suffisante les jetons en plastique vert que j’utilise en classe avec les élèves pour symboliser les unités ? Dois-je passer chez Action en acheter d’autres ? D’ailleurs, ne sont-ce pas plutôt des jetons bleus que j’utilise pour représenter les unités, le rouge étant dévolu à la dizaine ? A moins que ce ne soit l’orange ? Je suis perdu. Je baisse le son de l’autoradio, décide que le vert sera définitivement la couleur symbole de l’unité et décide de tourner à gauche après le feu, direction Action.

J’avance, mais seulement de quelques mètres. La moto à qui je viens de griller la priorité freine brusquement devant ma voiture. Son conducteur manque de tomber, évite le pire à l’aide de sa jambe qui supporte le poids de la moto. L’homme casqué reprend ses esprits, avance vers moi en boitant. Alors que je me gare et m’apprête à sortir de mon véhicule, le furieux m’intime de rester à l’intérieur. Même si je trouve son attitude quelque peu cavalière, j’obtempère. A raison, l’homme que j’ai failli écraser est un gendarme.

Quand ma victime brimbalante, bientôt rejointe par trois de ses collègues, me demande à la fois de fournir les papiers du véhicule, de souffler ici et d’expliquer mon refus de priorité, je suis fort marri. Je reconnais ma faute, me répands en excuse, montre la plus profonde empathie pour sa douleur au genou. D’un regard à la fois contrit et complice, j’implore sa clémence.
Je lui fais comprendre que nous sommes de la même famille, de la même maison. Lui est gendarme. Moi je fais passer chaque année le permis piéton à mes élèves. Coïncidence ? Je ne crois pas. N’est-ce pas la preuve que lui et moi, tous deux fonctionnaires, étions faits pour se rencontrer ? Lui, la répression. Moi, l’éducation. Nous deux marchant main dans la main vers un avenir radieux, un monde meilleur pour la fonction publique.

L’homme en uniforme et en furie n’est pas sensible à mon appel d’un secteur public désirable. Il n’a qu’une idée en tête, savoir ce que j’ai dans la mienne :
— Vous n’aviez pas vu que le feu était rouge ? Vous avez consommé de la drogue ?
De toute ma vie, je n’ai jamais consommé de drogue. Depuis le week-end dernier, je n’ai pas bu une seule goutte d’alcool. Je suis en pleine forme physique et en pleine possession de mes moyens intellectuels. L’agent blessé doit cependant entendre la cruelle vérité : je suis en état d’ébriété pédagogique.

Sans chercher à me disculper, je lui raconte ma matinée passée dans mes guides pédagogiques à corriger les cahiers (niveau facile), à préparer mes cours (niveau intermédiaire) et à faire entrer 30 minutes d’E.P.S. par jour dans mon emploi du temps (niveau hard, j’ai lâché l’affaire).
Je lui avoue que j’avais l’esprit ailleurs, lui confesse ma confusion mentale entre le jeton vert, symbole de l’unité et le feu vert, signal lumineux installé aux intersections afin de réguler la circulation. Dans son regard, la colère laisse place à ce que j’interprète comme de la curiosité. Mon motard est un matheux. Enhardi, je poursuis.
J’évoque le nécessaire recours à la manipulation pédagogique. Je lui détaille le groupement par dix, ajoute qu’un jeton bleu vaut une centaine, bleu comme son uniforme. Ça ne le fait pas sourire.
Je tente une explication théorique sur la représentation en barre mais il baille. Je le comprends. J’ai fait pareil lors de ma formation sur le sujet à l’Education nationale.
Alors que ses trois collègues sont davantage captivés par la différence d’adresse entre ma carte grise et mon permis de conduire, celui que j’ai manqué d’écraser se penche vers moi, me sourit et me dit :
— A propos de nombres et de chiffres, ça nous fera 90 euros et 4 points.
Stéphane Grulet. 10 septembre 2022.

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