Où je ne veux pas devenir un vieux prof
Cette année, je suis enseignant depuis 26 ans.
J’ai 49 ans. Je suis enseignant depuis 26 ans. La réforme des retraites fera de moi un vieux prof. Je ne veux pas devenir un vieux prof.
J’aime mon métier, j’adore enseigner mais je ne veux pas devenir un vieux prof. En 1996, à l’I.U.F.M. (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), je demandai à mon formateur lors d’un cours de français comment effectuer des dictées en classe. Il me répondit, sourire aux lèvres, que si je comptais effectuer des dictées en classe, je serais un professeur sans aucune ambition pédagogique. Piqué, je lui demandai s’il avait, lui qui n’a jamais enseigné de sa vie, l’ambition de mettre un jour les pieds dans une classe. Il m’exclut de son cours pour insolence. La semaine dernière, mon ministre, comme ses prédécesseurs, a préconisé une dictée par jour. La vie à l’Education nationale est un éternel recommencement. Dans 10 ans, le premier qui me fait une remarque sur ma manière d’enseigner l’orthographe, je lui balance un coup de canne.
Justement, c’est pour ça que je ne veux pas devenir un vieux prof. Je sens que je deviens con, avec des certitudes. Ce n’est pas bon les certitudes, ça empêche d’avancer. Avant, quand une réforme pointait le bout de sa circulaire, je m’y intéressais, je montrais de l’ouverture d’esprit. Maintenant, je m’en brosse le nombril avec le pinceau de l’indifférence. A ma décharge, je suis peut-être de plus en plus obtus et négatif mais tout n’est pas de ma faute. Avant, une circulaire, ça avait de la gueule, ça envoyait du bois. On y parlait enseignement des langues ou vivre ensemble. Ca vendait du rêve mais en fouillant un peu, on trouvait toujours un truc ou deux intéressants. Aujourd’hui, les circulaires me proposent de me lever à 4 heures du matin pour aller conduire un bus. A mon inspectrice, à Elisabeth Borne, j’ai envie de dire : « Le monde change, la fonction publique change, laissez-moi partir en retraite, partez sans moi, je vais vous ralentir.«
Je ne veux pas devenir un vieux prof. A la fin de la récréation, quand je me relève, j’ai mal au dos. C’est à cause de l’âge, de l’humidité, du froid. Plus les années passent, moins je peux me baisser, ça me lance dans les lombaires. J’aimerais bien courber l’échine, être plus souple, mais je ne peux plus. Avec la maturité, l’expérience, on perd en souplesse. Je crois que je somatise mes années à l’Education nationale. En ce moment, je suis aphone. La vacuité des propositions du ministre et de l’Etat me laisse sans voix. L’Education nationale et sa gestion inhumaine me donne des migraines. Les débats sur l’uniforme en classe ou le drapeau, j’en ai plein le dos. L’auto-évaluation d’école et autres inepties récemment pondues, j’en ai plein le….
Je ne veux pas devenir un vieux prof et de surcroit, je n’ai pas d’avenir professionnel, aucune perspective d’évolution de carrière. Je ne peux pas devenir formateur de profs car j’ai beaucoup trop d’expérience en classe. Je ne peux pas devenir inspecteur car je n’aime pas parler pour rien dire. Je n’ai pas envie d’aller travailler au rectorat parce que je n’aime pas m’ennuyer.
Je ne veux pas devenir un vieux prof et je refuse de subir la pire avanie d’un enseignant bientôt quinquagénaire : accueillir en classe la fille ou le fils d’un ancien élève. « Vous vous souvenez de moi Monsieur Grulet ? Je vous ai eu en CE1 il y a… Ouuuuula… je dirais… plus de 20 ans.«
Je ne veux pas devenir un vieux prof et je ne veux pas devenir vieux. Je veux être un jeune retraité. Je veux quitter mon métier heureux, digne, avec le sentiment du devoir bien accompli. Les tempes grisonnantes, je resterais actif, militant, convaincu. Je continuerais à écrire, et quand je croiserais des jeunes dans une librairie, je leur dirais : « Tu veux être prof ? Tu as raison, c’est un très beau métier… »
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